Les bonnes feuilles publiées sur Rue89 :
Nous avons oublié comment ne pas oublier.
Il y a plusieurs milliers d’années, les savants utilisaient les mêmes techniques de mémorisation que les mnémonistes au championnat du monde ; et dans la Rome ancienne, les sénateurs préparant un discours se promenaient dans la ville en associant les informations aux colonnes et bâtiments présents sur leur chemin. Une bonne mémoire était précieuse. Elle apportait de l’autorité, elle était une promesse de succès.
Mais avec le développement de l’alphabet a commencé un long processus, qui s’est encore amplifié avec le rouleau de papyrus, le tableau en bois, l’imprimerie, la photographie et l’ordinateur, l’Internet, le smartphone, le GPS et la tablette.
L’innovation, modalité du monde moderne, a progressivement dévalué cette capacité fondamentale qu’est la mémorisation. Elle a rendu la mémoire superflue.
Nous sommes, à cet égard, les témoins d’un combat à la portée mondiale. La littérature sur le cerveau humain est en effet le lieu d’un duel entre ceux qui glorifient la mémoire et ceux qui affirment qu’elle est désormais inutile.
D’un côté du ring, on souligne qu’à défaut d’être entraîné, le cerveau risque de perdre sa capacité à mémoriser. De l’autre côté, on assure qu’il ne faut pas s’en inquiéter : quand on peut tout “googliser” en quelques secondes, pourquoi, coûte que coûte, encombrer sa mémoire ? Alors même qu’on a, à portée de main, des gadgets électroniques et des blocs-notes digitaux toujours plus performants ? Ils aident à libérer de l’espace dans le cerveau, et font ainsi de la place pour les choses véritablement importantes.
Cette interprétation implique que l’on considère la mémoire comme un ordinateur, dans le disque dur duquel nous pourrions sauvegarder et retrouver des fichiers. Là où le bât blesse, c’est que ça ne tient pas – pas du tout.
Les chercheurs en neurosciences sont en effet d’accord sur un point : la mémoire ne peut pas être remplie comme un ordinateur, et on ne peut donc en aucun cas “ libérer de l’espace ”. Sa capacité est en réalité infinie. La seule vraie question est la suivante : l’utilise-t-on différemment de nos jours ?
Tout le monde s’accorde à répondre que le cerveau d’aujourd’hui est spécialisé dans une toute nouvelle discipline : le multitasking – “ multitâche ”. Rien de neuf sous le soleil : vous êtes assis dans le canapé, votre ordinateur sur les genoux, plusieurs fenêtres ouvertes sur l’écran. Un “ tiiing ” aigu signale l’arrivée d’un nouveau mail dans votre boîte de réception. La télé est allumée. Au milieu de tout ça, vous vous efforcez de répondre de manière sensée à un SMS – mais vous avez un peu du mal à vous concentrer, les sollicitations font des va-et-vient dans votre mémoire de travail. Cette scène nous est, à tous, familière.
Le cerveau s’est conformé à cette réalité. C’est ce que les chercheurs appellent la plasticité neuronale. Une expérience de 2008, menée par Gary Small, professeur de psychologie au département de neurologie à l’université de Californie, prouve que le fait de surfer sur Internet affecte le cerveau.
Le scientifique a demandé à un groupe d’usagers rompus à Internet et à un groupe de novices d’utiliser Google une heure par jour. Après une petite semaine seulement, la scanographie montrait que les cerveaux des novices absorbaient les informations d’une manière nouvelle. L’activité de leur cerveau était modifiée ; elle ressemblait, à s’y méprendre, à celle d’usagers expérimentés.
Autrement dit, ce dont il est question, ce n’est pas de “ stock ”, mais d’une sorte de cheminement neuronal.
Le cerveau n’est pas seulement très doué pour créer de nouveaux chemins ; s’il en a besoin, il peut aussi remiser les anciens, ceux sur lesquels on ne marche plus. Tout bêtement, le cerveau préfère arpenter les chemins qu’il connaît le mieux.
Selon l’équipe de chercheurs de l’université de Stanford, le multitasking affaiblit ainsi notre capacité à nous concentrer et à lire avec attention. Si nous oublions ce que nous venons de lire sur les fenêtres ouvertes de l’écran de l’ordinateur, de l’iPad ou du smartphone, c’est que nous avons habitué notre cerveau à tout trouver – et à tout retrouver – en une seconde.
Il y a bien sûr une solution évidente : soyez moins connecté, prenez plus de pauses. Mais il existe une autre voie. C’est la déesse grecque Mnémosyne qui me la souffle à l’oreille. Et voici ce qu’elle me dit : prenez exemple sur les mnémonistes. Ils ne sont pas que ces champions enfermés dans une vieille salle de conférence, se débattant pour retenir un nombre incalculable de cartes. Ils sont aussi des modèles qui devraient être portés en triomphe sur les parquets lustrés des universités et des parlements.
Mnémosyne me glisse aussi que nos hommes politiques et nos chefs d’Etat devraient considérer leurs propres propos avec plus de sérieux, surtout quand ils affirment que la croissance et le développement de la société sont dépendants de nouvelles idées…
Si Mnémosyne était véritablement là, elle nous prendrait la main, tout doucement, et nous aiderait à traverser les chemins recouverts de mousse, ceux que nous n’empruntons plus, et qui sillonnent notre cerveau.
Dans la mythologie grecque, Mnémosyne est la personnification de la mémoire et la mère de neuf muses – notamment des muses de la poésie, du chant et de la danse. Et si elle, la mémoire, est la mère des muses créatrices, ce n’est bien sûr pas le fruit du hasard.
Il y a en effet un lien étroit entre la mémoire et la créativité – valorisée dans la Grèce antique, mais qui semble être oubliée aujourd’hui. Et ce, malgré le fait que les chercheurs aient prouvé que les nouvelles idées ne naissaient pas spontanément, mais en traversant tout ce qui était conservé dans la mémoire.
Keith Sawyer, professeur en psychologie à l’université de Washington, compte parmi les spécialistes scientifiques de la créativité et de l’innovation les plus influents des Etats-Unis. Or il souligne par exemple que les idées nouvelles s’appuient sur des inventions, des concepts et des pensées déjà existants.
A ce compte, la mémoire fonctionne comme une sorte de toile d’araignée, qui attrape des nouvelles informations. Plus elle attrape, plus elle grandit. Plus elle grandit, plus elle attrape. Et plus elle devient robuste. Elle est alors simplement forte de plus d’associations – ou de “ portemanteaux associatifs ” –, sur lesquelles s’accroche ce que nous mémorisons.
Selon Sawyer, c’est la raison pour laquelle on est d’autant plus créatif et imaginatif dans son travail que l’on exerce sa profession depuis longtemps. Plus on a de connaissances à combiner, plus on en tire de nouvelles idées. Aucun ordinateur n’est encore capable d’inventer de la nouveauté. Le cerveau humain, oui – mais seulement si l’on y abrite des souvenirs. »
Premier Parallèle
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