INTRODUCTION
« Le sexe, c’est comme une partie de tennis, m’avait confié un ami. Tu paies une pute comme tu paierais un prof de sport. Je ne vois pas où est le problème, tant qu’elle est consentante. » Moi non plus, je ne voyais pas vraiment où était le problème. Avant de commencer cette enquête, j’avais probablement le même avis sur la prostitution que tous ceux qui n’en ont pas : « le plus vieux métier du monde », « un mal social nécessaire », etc. J’avais en tête toutes ces expressions destinées à combler nos dîners et notre manque de réflexion. On partage une sorte d’indifférence globalisée sur ce phénomène. Une fatalité, aussi.
Je me souviens avoir couvert un procès au tribunal de Lille, pendant mes études de journalisme. Un pauvre type, un peu attardé, en jogging trop court, était mis en cause pour attouchements : il agressait les jeunes filles dans la rue en leur mettant la main aux fesses. Il n’avait jamais eu de relations sexuelles, disait-il. Il ne rêvait que de ça, mais ne savait pas vraiment comment s’y prendre. La juge, une femme d’une cinquantaine d’années, bien dans son siège et dans son brushing, avait prononcé son verdict. Je ne me souviens plus exactement de la peine, mais cela ressemblait plus à une remontrance faite à un enfant qu’à une condamnation : « Allez donc voir des prostituées quand vous avez des pulsions. » Le jeune homme avait acquiescé, les yeux fixés sur ses baskets.
Tout le monde avait quitté la salle d’audience, laissant le pervers sexuel dans ce monde qui lui appartient. Loin du nôtre. Au suivant. J’avais 22 ans, et je venais de comprendre « le rôle social » de la prostitution. Sur le coup, je n’ai même pas pensé que ce pauvre type avait plus besoin d’un psy que d’une prostituée. Elles sont là pour ça, après tout. Pour combler les frustrations, calmer les dangereux, nourrir la misère sexuelle et le manque affectif. Dans l’inconscient collectif, leur rôle est de protéger les étudiantes, les épouses, les filles, les sœurs, pour qu’elles puissent rentrer tranquillement à la maison sans avoir à subir les érections de ce type en jogging. Les prostituées ont fait le choix de vendre leur corps. Pour nous qui y tenons encore.
Vendre son corps est-il un métier comme un autre ? La beauté, la sensualité, les compétences sexuelles peuvent-elles avoir autant de « valeur travail » qu’un diplôme, la force physique ou le niveau d’éducation ? Lorsqu’il n’y a plus rien, il ne reste plus que ça.
Il y a plusieurs années, j’ai réalisé un reportage dans une maison close de Johannesburg, en Afrique du Sud. La Coupe du monde de football approchait, les prostituées se préparaient et voulaient profiter de l’évènement pour ne plus être considérées comme des criminelles. Dans ce pays religieux, conservateur et terriblement hypocrite, la prostitution est interdite. Et pourtant, dans les quartiers pauvres, les bordels débordent des rues. Les femmes sont régulièrement violées par les agents de police, frappées par leurs clients, tuées parfois, dans l’indifférence de tous. En Afrique du Sud, on estime que 60 % des prostituées sont séropositives. Elles n’ont aucun droit. Et selon la loi, elles n’existent pas.
Comment peut-on survivre sous la menace permanente de la mort ? Une jeune immigrée zimbabwéenne avait chassé mes doutes d’une phrase : « Je préfère encore faire ce travail que nettoyer les toilettes des Blancs pour mille rands par mois [environ cent euros] ». Je m’étais demandé pendant quelques minutes ce que j’aurais préféré moi-même. Lequel de ces métiers était le plus avilissant. Mais je n’ai jamais dû fuir mon pays. Je n’ai jamais eu à me poser cette question.
Qu’est-ce que, moi, j’aurais fait à leur place ? Quelle valeur ai-je choisi de donner à mon corps ? Quelle place ai-je décidé d’accorder au sexe et à mon intimité ? En tant que femme, rencontrer des prostituées renvoie irrémédiablement à ces questions. Mais il existe une sorte de barrière psychologique, physique, sociale entre « elles » et « nous ». Et le mépris et le jugement n’est pas forcément là où l’on croit. Les prostituées savent qu’elles partagent un côté du monde que le reste des femmes ignorent. Elles connaissent les secrets des hommes. Elles écoutent leurs confidences. Elles travaillent dans les coulisses de la réalité, ces coulisses qui nous échappent, à nous, simples mortelles.
Premier Parallèle
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