Introduction. Écouter les silencieuses
D’elles, on parle en permanence sans jamais les entendre. Elles sont au cœur d’un débat passionnel, qui secoue la France depuis plus de vingt ans, mais jamais elles n’y prennent part. Elles, ce sont les femmes voilées. Celles dont on ne connaît pas la voix, mais pour lesquelles s’expriment à la moindre occasion hommes et femmes politiques, philosophes, spécialistes, journalistes, religieux, chanteurs, acteurs, piliers de bar, concierges et responsables associatifs.
Sur le voile, tout le monde, ou presque, a un avis – souvent tranché. Et pourtant rares sont ceux qui savent précisément de quoi il retourne. Lors de la préparation de ce livre, une amie m’a ainsi naïvement demandé, alors que je lui décrivais de façon un peu sommaire le parcours de Fatiha, intégralement voilée : « Mais ses enfants n’ont jamais vu son visage ? » D’autres, mus par une curiosité sincère, m’ont posé mille questions. Ils commençaient la discussion en confessant leurs lacunes : « Je n’y connais rien mais quand tu parles de voile, c’est celui qui recouvre tout le corps ? » L’inévitable question de la contrainte se posait très vite : « C’est leur mari qui les a forcées à le porter ? » Et ma réponse, invariable : « C’est plus compliqué que ça… »
C’est ce qui m’a convaincue de mener ce travail d’enquête, pour donner des éléments factuels qui permettent à chacun de nourrir sa réflexion, et apporter de la nuance. Il s’est agi pour moi de dégonfler les fantasmes, de donner des clés pour appréhender un sujet complexe.
Depuis 1989, quatre grandes polémiques ont éclaté au sujet du voile. La première, passée à la postérité comme « l’affaire du foulard », prend sa source à Creil, dans l’Oise. En octobre de cette année-là, trois jeunes filles se présentent au collège Gabriel Havez tête couverte. Elles sont provisoirement exclues de cours. Une discussion s’engage entre elles, leurs familles et l’équipe pédagogique. Un compromis est trouvé, les jeunes filles pourront venir au collège à condition de se découvrir avant d’entrer en classe. Mais, quelques semaines plus tard, elles font machine arrière, remettent leur foulard et sont exclues de cours par le principal. Le débat bouillonne sur les plateaux télé ou dans les pages opinion des journaux. Le ministre de l’Éducation nationale, Lionel Jospin, pour éviter de s’embourber dans ce débat idéologique, sollicite le Conseil d’État. Le 27 novembre 1989, celui-ci rend un avis. Il estime que le port de signes religieux à l’école « n’est pas, par lui-même, incompatible avec la laïcité », à condition qu’il ne soit pas « ostentatoire et revendicatif ». Cet avis sera la référence des chefs d’établissements qui devront faire face à des cas similaires, charge à eux de trancher. La fièvre retombe peu à peu.
En 2003, le problème se pose à nouveau lorsque deux sœurs, Alma et Lila Lévy, sont exclues du lycée Henri Wallon d’Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. Elles refusent catégoriquement de se dévoiler en cours. Le conflit s’envenime très vite. Le président de la République, Jacques Chirac, estime qu’il faut apporter une nouvelle réponse à ces situations et définir de nouveaux contours à la laïcité. Il choisit, pour ce faire, de nommer une commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République. Après plusieurs auditions, Bernard Stasi, le président de la commission, rend en décembre 2003 un rapport esquissant plusieurs pistes, l’une d’elles étant l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école. La loi établissant cette interdiction est adoptée le 15 mars 2004, malgré plusieurs manifestations de protestation. Ce qui est vécu comme une attaque contre l’islam et une exclusion organisée fédère de nombreuses personnes, qui épousent le militantisme à cette occasion. Le 11-Septembre, trois ans plus tôt, a braqué les projecteurs sur l’islam. L’atmosphère se tend encore davantage.
Cinq ans plus tard, André Gerin, le député et maire PCF de Vénissieux, dans le Rhône, dépose une résolution demandant la création d’une « commission d’enquête sur la pratique du port de la burqa ou du niqab sur le territoire national ». Son inquiétude est fondée sur ce qu’il affirme observer sur le terrain : une recrudescence de ces femmes intégralement voilées.
Le 23 juin 2009, la création d’une « mission d’information sur le port du voile intégral » est entérinée à l’unanimité par les présidents de groupes à l’Assemblée nationale. Trente-deux députés vont s’atteler à dresser, durant six mois, un état des lieux. Après plusieurs atermoiements, la loi d’interdiction du port du voile intégral est adoptée définitivement en septembre 2010. Nouveau pic de fièvre, d’autant plus que, d’après un rapport du ministère de l’Intérieur de 2009, seules 2 000 personnes sont concernées et que les travaux de la commission sont concomitants avec le débat sur l’identité nationale, lancé par Éric Besson, en charge d’un ministère inédit, celui de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire. Les musulmans de France se sentent visés, et profondément heurtés.
Nouveau coup de semonce en mars 2012. Luc Chatel, alors ministre de l’Éducation nationale, demande dans une circulaire que les mères accompagnant les sorties scolaires ne portent pas de « signes religieux ostentatoires ». Le Conseil d’État estime dans un arrêt de décembre 2013 portant sur plusieurs questions relatives à la laïcité qu’elles ne sont pas soumises, par principe, à la neutralité religieuse.
Cette circulaire reste en théorie en vigueur ; elle est appliquée à la discrétion des directeurs d’écoles. Des militants, comme l’association « Mamans toutes égales », se battent encore pour l’abrogation de cette circulaire, coupable d’après eux d’ostraciser des femmes qui voudraient s’impliquer dans la scolarité de leurs enfants.
Ces controverses nourrissent et reflètent les crispations profondes à l’œuvre dans la société. Elles montrent à quel point le foulard islamique concentre nos questionnements sur la laïcité, la place des femmes, les valeurs libérales portées par l’Occident. Il interroge aussi notre capacité à composer avec un islam qui s’enracine dans notre pays. Si la France était vouée à n’être qu’une étape transitionnelle dans la vie des immigrés venus après la guerre d’Afrique du Nord, subsaharienne ou de Turquie, plusieurs générations après, le mythe du retour s’est évanoui. Ces hommes et ces femmes sont toujours là. Leurs enfants et petits-enfants sont français.
J’en fais partie. L’ordre importe peu mais je suis une femme, journaliste, Française, fille d’Algériens et musulmane. Ces données brutes, constitutives de mon identité, ont toutes contribué à nourrir mon intérêt pour le voile. Le hijab fait partie de mon environnement depuis toujours, même si personne, dans ma famille proche, ne le porte.
Avant que je ne m’intéresse à cette question plus en profondeur, dans l’exercice de mon métier, j’associais le voile aux vieilles dames. Dans mon esprit, on ne s’y résolvait qu’au crépuscule de l’existence, en signe de rédemption. Y compris de pêchés inexistants ou insignifiants. C’était aussi à mes yeux une marque de sagesse, le couronnement d’une existence en voie d’achèvement, sans plus aucune espérance de séduction. Ces femmes vieillissantes s’effacent alors physiquement pour signifier leur totale soumission à Dieu. Par cette offrande symbolique de leur chevelure, elles transcendent leur foi. Cet acte fort restait pour moi un horizon abstrait. Dans ma génération, on ne se posait pas vraiment la question. Puis, au fil du temps, j’ai vu de plus en plus de filles se voiler. Il ne s’agissait plus alors de vieilles dames. Certaines d’entre elles étaient à peine des femmes.
En 2004, j’ai 20 ans. L’actualité, que je commence à suivre avec intérêt, me ramène à une question qui pour moi n’en est pas une. Je dévore les articles consacrés à Alma et Lila Lévy. Chaque combat a besoin d’une icône. Ici, ce sont ces deux sœurs, de mère kabyle, musulmane non pratiquante, et de père juif, athée, qui endossent le rôle de porte-voix. Âgées respectivement de 16 et 18 ans, ces jeunes filles au visage poupin deviennent les héroïnes d’un feuilleton à rebondissements.
L’histoire est presque irréelle, trop belle aussi. Leurs noms et prénoms, avec ces assonances en « l », je les ai entendus tant de fois rouler sur la langue des journalistes qu’ils demeureront pour moi à jamais la bande-son de cette année-là. À rebours des clichés attendus, Alma et Lila ont été élevées loin de la foi avant d’y venir. Aucun grand frère ni père tortionnaire ne leur a intimé l’ordre de faire ce qu’elles considèrent comme un acte d’adoration : se voiler. Elles portent des foulards colorés, noués en turban. Pendant les mois que dure le débat, elles écument les plateaux télé pour raconter comment elles ont embrassé l’islam et décidé de sauter le pas. Bonnes clientes, elles écrivent même un livre sur leur histoire. Je me rappelle avoir veillé tard un samedi soir pour écouter leur témoignage dans un talk-show aux invités éclectiques. Pour défendre leur choix, et leur foi. Non, martèlent-elles, ce n’est pas une lubie, une crise ou un caprice d’adolescence. Elles souhaitent se voiler, pour des raisons intimes, qui ne regardent qu’elles.
Dix ans plus tard, me voici journaliste. Et toutes mes interrogations n’ont pas encore trouvé de réponses. Je me demande toujours comment le voile parvient à être un sujet aussi inflammable. Les débats ne l’ont-il pas épuisé ? Ma double culture me rend-elle aveugle ou trop tolérante ? Comment peut-on volontairement faire un choix qui implique tant de renoncements et fait naître tant d’obstacles ? Ces femmes forment-elles une communauté ? Qu’ont-elles en commun ? À quelles sources puisent-elles leur désir de se couvrir ? L’hostilité à leur égard ne les dissuade-t-elle pas d’afficher une foi de plus en plus contestée dans un monde où des hommes tuent, disent-ils, au nom de Dieu ?
Pour tenter de répondre à ces questions, j’ai décidé d’aller écouter ce que ces femmes avaient à me raconter. Sans a priori. Calmement. Sur le temps long de la confidence. En traversant la France, de part et d’autre, pour enregistrer leur parole, j’ai simplement essayé de la leur rendre.
Le portrait s’est imposé pour respecter au mieux cette envie de retracer leurs parcours individuels dans leur complexité. Le chiffre dix, quant à lui, a été arrêté de manière un peu arbitraire et symbolique. Cet échantillon n’est évidemment pas parfaitement représentatif – la plupart des interviewées sont d’origine maghrébine (comme l’essentiel de l’immigration française depuis quarante ans) et, bien sûr, le fait d’accepter de répondre à mes questions est déjà un filtre puissant. Que certaines femmes voilées soient soumises à la pression de leur entourage, c’est certain, mais mon expérience de journaliste ne m’a jamais conduite à aucune d’entre elles et ce n’est en aucun cas une volonté de ma part. Il faut croire qu’elles ne sont pas légion.
La facilité aurait consisté à contacter des associations comme celles qui luttent pour le droit d’accompagner leurs enfants en sorties scolaires par exemple. J’ai préféré ne pas le faire pour éviter d’interviewer des femmes au discours militant, policé, sans aspérités et livré clé en main. J’ai tendu l’oreille, parfois sollicité certaines relations dont je savais qu’elles connaissaient des femmes susceptibles de témoigner. J’ai rencontré deux d’entre elles via les réseaux sociaux. Dans leurs discussions, elles faisaient référence à des bouts de leur vie de femmes voilées. Je leur ai écrit. De longues discussions ont suivi. J’ai par ailleurs rappelé des femmes croisées lors de reportages. Il m’a fallu parfois un peu de temps et de persuasion pour les convaincre de se raconter. Deux d’entre elles, partantes au départ, se sont désistées.
J’avais parfaitement conscience de ces obstacles avant même de commencer mon enquête. La presse n’a pas toujours été d’une finesse absolue pour traiter de la question du voile. La une d’un hebdomadaire comme Le Point, « L’islam sans gêne », ou les reportages télévisés caricaturaux ont entamé la confiance de certains musulmans envers les journalistes. La corporation entière, moi comprise, pâtit de ces indélicatesses vécues comme des insultes et de l’incompétence.
Parler de sa foi est un acte intime. Parler de Dieu dans une France sécularisée est incongru. Parler du voile à une journaliste, c’est risquer de voir ses propos déformés.
Toutes ont joué le jeu et n’ont rien occulté de leurs doutes, de leurs contradictions. En échange, la plupart – neuf sur dix – ont posé une condition non négociable : l’anonymat*. Souvent par crainte de se faire repérer. Celles qui parviennent à travailler grâce à un voile discret craignent d’attirer l’attention de leur hiérarchie sur elles. Souvent, elles ont par ailleurs exprimé le désir de se sentir entièrement libres.
Les rencontres se sont déroulées dans le cadre qu’elles ont choisi, en fonction de leurs contraintes ou envies. Toutes ne viennent pas de région parisienne. Ces femmes qui ne se connaissent pas ont parfois les mêmes anecdotes ou les même arguments, qu’elles aient 18 ou 58 ans. Que nous partagions la même culture et la même religion a sans doute libéré les confessions. Certaines ont toutefois attendu la fin de l’entretien pour me poser des questions plus personnelles, me demandant si j’étais, moi aussi, musulmane. Je le suis. Je suis aussi – surtout – journaliste.
En menant ce travail, j’ai aussi voulu raconter, en creux, l’histoire de ces filles qui doivent se débattre avec des combats plus grands qu’elles. Et, souvent contre leur gré, embrasser une cause.
Premier Parallèle
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